73.
Paneb avait interrogé en vain des dizaines de personnes. Hésitant sur la conduite à tenir, il arpentait la berge désertée par les marchands et leurs clients ; devait-il rentrer au village pour prévenir le scribe de la Tombe et déclencher des recherches, ou bien explorer seul les ruelles ? Mais il ne disposait d’aucune indication pour s’orienter.
Furieux contre lui-même, Paneb ne se remettrait jamais d’avoir failli à son devoir de manière aussi lamentable. S’il arrivait malheur à Néfer, il serait le seul responsable et il s’exclurait de la confrérie pour mener la plus misérable des existences.
Non, il avait mieux à faire : venger son ami et son père adoptif. À l’infâme Hay, il arracherait le nom de ses complices ; aucun d’eux ne lui échapperait. L’Ardent n’aurait plus d’autre but que de leur faire payer leur crime ici-bas et sans délai. Et ni les policiers ni les juges ne l’empêcheraient d’agir.
La douce lumière du couchant faisait scintiller le Nil, survolé par des centaines d’hirondelles. Soudain, Paneb crut distinguer la silhouette du maître d’œuvre sortant d’une ruelle. Le soleil dans les yeux, le colosse refusa de croire au miracle, mais il courut dans la direction de celui qui ressemblait à Néfer.
— C’est toi ?... C’est bien toi ?
— Ai-je tant changé depuis ce matin ?
— Je t’avais perdu, tu te rends compte ? Je ne mérite plus d’appartenir à la confrérie !
— Quelle étrange idée ! J’estime que tu m’as parfaitement protégé et je ne vois pas qui oserait prétendre le contraire.
— Pourquoi as-tu été si long ?
— Quelques problèmes matériels à régler pour permettre à une famille dans la détresse de connaître un peu d’aisance. J’ai dû intervenir auprès d’un service administratif, et c’est toujours compliqué ; mais le résultat devrait être satisfaisant.
— Cela signifie-t-il que Hay est innocent ?
— En doutais-tu ?
En apportant sa caution personnelle, Néfer avait réussi à obtenir une sorte de pension pour les vieux parents de la femme décédée, restée fidèle au souvenir du chef de l’équipe de gauche. Il partagerait désormais avec lui un secret qui renforcerait encore leurs liens. Sobek avait présenté ses excuses à Hay qui, loin d’humilier le policier, lui avait assuré qu’il comprenait son attitude et ne lui en garderait pas rancune.
Dans l’allégresse du banquet célébré entre les protagonistes de l’affaire Hay, Kenhir faisait grise mine.
— La cuisson du bœuf ne serait-elle pas à votre goût ? demanda Claire.
— Elle est parfaite, mais rien n’est résolu. Bien sûr, je me réjouis au plus haut point de l’innocence du chef de l’équipe de gauche, mais le vrai coupable parvient à demeurer dans l’ombre. Et pourquoi les directives royales se font-elles tant attendre ?
— Goûtez l’instant présent, Kenhir. Comme vous, je suis consciente des dangers qui nous menacent ; mais ce soir, c’est notre harmonie retrouvée que nous célébrons.
Résister au charme de Claire étant au-dessus de ses forces, Kenhir se contenta de bougonner quelques minutes supplémentaires avant de s’abandonner un peu à la joie du moment.
C’est un Féned le Nez à bout de souffle qui se présenta devant le scribe de la Tombe.
— Un message du palais ! Le facteur... Il vient d’apporter... un message du palais !
Kenhir ôta le sceau royal et lut le texte avec nervosité.
— De bonnes nouvelles ? s’inquiéta le tailleur de pierre.
— Excellentes !
Oubliant sa canne, le scribe sortit de son bureau pour se rendre aussi vite que possible chez le maître d’œuvre.
— Rassemblons tous les artisans, l’ordre de Mérenptah est arrivé !
Néfer préféra prendre d’abord connaissance du texte dont la teneur, en effet, ne présentait aucune ambiguïté : le moment était venu de descendre les sarcophages dans la tombe.
Alanguie, Serkéta regardait avec admiration le général Méhy ramer en cadence sur le petit lac de plaisance qui leur appartenait.
— La crise semble terminée, dit-il à son épouse. Mérenptah a recouvré la santé, les querelles de succession s’apaisent, Séthi est nommé à la tête des armées et Amenmès poursuit son exil doré à Thèbes. Je suis confirmé dans mes fonctions avec les félicitations du vizir. Bref, la paix et la stabilité...
— Ne sois pas si pessimiste, mon doux amour : ce n’est que la version officielle. Le roi continuera de vieillir et il ne retrouvera pas une vigueur de jeune homme. Quant aux intrigues, elles se renoueront très vite... Le jeune Amenmès piaffe d’impatience, et son père Séthi doit ronger son frein en espérant la mort prochaine de Mérenptah.
— Comme tu sais bien me redonner espoir, ma tendre caille !
— Tu es promis à un grand destin, Méhy, et ce ne sont pas quelques accidents de parcours qui t’empêcheront de le réaliser. Ne dévions pas de notre ligne de conduite : semer le trouble pour profiter de la situation. Jour après jour, dressons Amenmès contre son père Séthi, sans perdre la confiance ni de l’un ni de l’autre. N’est-ce pas la leçon que tu m’as enseignée ?
— Tu es ma meilleure élève.
— La meilleure... et la seule.
Serkéta ôta sa robe et elle s’étendit sur le dos en se caressant les seins.
N’y tenant plus, le général lâcha les rames et il se précipita sur cette femelle qui l’invitait au plaisir.
Trois sarcophages en granit rose : tels se présentaient « les maîtres de la vie », les barques de pierre dans lesquelles reposerait la momie du pharaon Mérenptah, son corps osirien qui servirait de support au processus de résurrection.
Les sarcophages étaient recouverts de textes et de représentations des divinités protectrices. Au fond du plus petit, qui serait en contact direct avec la momie royale, avaient été gravés cannes, armes, pièces d’étoffe et autres objets rituels ; à l’intérieur du couvercle figurait la déesse du ciel, Nout, dont la robe était parsemée d’étoiles, et qui ferait renaître pharaon parmi les constellations.
Quant au sarcophage extérieur, long de 4,09 mètres, il représentait Mérenptah allongé à l’intérieur de l’ovale de l’univers, les bras croisés et tenant les symboles de sa fonction, le sceptre du bon pasteur et le flagellum formé de trois peaux stylisées évoquant la triple naissance, souterraine, solaire et céleste. Tout autour, un immense serpent, expression du temps sacré et des cycles vitaux dont l’harmonie demeurerait perceptible aussi longtemps qu’un pharaon permettrait à Maât de régner sur terre.
Soucieux, Paneb vérifiait les traîneaux et les cordages.
— Tu n’as pas confiance en un spécialiste ? s’indigna Casa.
— Deux paires d’yeux valent mieux qu’une.
— J’ai l’impression que tu te mêles de ce qui ne te regarde pas... Mon travail a été bien fait, et je n’ai pas besoin d’un vérificateur.
— Ajoute quand même une corde... On ne sait jamais.
Les grands yeux marron de Casa virèrent à l’orage, mais Paneb eut la sagesse de s’éloigner. Le tailleur de pierre vérifia l’arrimage du premier sarcophage et, tout en maugréant à voix basse contre le jeune colosse, il ajouta une corde.
À l’entrée de la tombe se tenait la femme sage qui, en prononçant les formules hiéroglyphiques inscrites dans la pierre, les rendrait vivantes pour l’éternité.
Le traîneau était prêt à entamer sa descente vers les profondeurs. Il était lui-même un hiéroglyphe qui servait à écrire le nom du créateur, Atoum, « Celui qui est et celui qui n’est pas » ; et lorsqu’on plaçait une pierre sur ce même traîneau, on formait un nouveau hiéroglyphe, « miracle, merveille ». De fait, par la magie du créateur, le miracle se reproduisait une fois encore : le sarcophage qui devait recevoir le corps d’un défunt se transformait à la fois en matrice capable de redonner la vie et en barque destinée à faire voguer le ressuscité dans les paysages de l’autre monde. En franchissant « les passages du dieu », mètre après mètre, le sarcophage s’imprégnerait de la totalité des symboles et des formules présents dans la demeure d’éternité.
D’épais cordages, vérifiés par Casa, avaient été enroulés autour d’un poteau d’amarrage en pierre ; en les relâchant progressivement, la descente s’accomplirait avec une extrême lenteur.
La femme sage prononça des paroles de protection pour que le voyage soit heureux, et le maître d’œuvre donna le signal du départ.
Casa le Cordage, Nakht le Puissant, Karo le Bourru et Féned le Nez commencèrent à laisser filer les liens, et le sarcophage s’engagea doucement dans la pente.
Soudain, l’allure s’accéléra.
— Trop rapide ! cria Néfer.
Les quatre tailleurs de pierre n’avaient pourtant fait aucune fausse manœuvre, mais ils ne parvenaient plus à retenir l’énorme poids qui continuait à prendre de la vitesse.
Paneb se précipita à l’intérieur de la tombe, faillit glisser à proximité du traîneau, empoigna la corde supplémentaire que Casa avait accrochée à l’arrière et tira sur elle de toutes ses forces pour le retenir.
Les muscles du colosse se tendirent à craquer, et le traîneau s’immobilisa.
— Des cales, vite !
Dessinateurs et sculpteurs placèrent plusieurs coins de bois sous les patins, et Paneb put lâcher la corde.
— Tu as évité un désastre, lui dit Néfer.
En remontant vers l’entrée de la tombe, Paneb passa un doigt sur le sol.
— Un sabotage, murmura-t-il à l’oreille du maître d’œuvre. On a étalé de la graisse incolore.
Néfer était atterré. Ainsi, l’avaleur d’ombres n’avait pas renoncé à nuire, et il était même prêt à ruiner l’œuvre de la Place de Vérité.